Les gens qui rament dans le bateau 

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Sones-400.jpg5 avril 2021

Keith Sones

Je fixais l’arrière de la porte blanche du bureau, celle que j’allais devoir franchir à nouveau, dans peu de temps en fait. Mais je ne voulais pas, je ne m’en sentais pas capable. Tremblant, je voulais désespérément rester là où j’étais, enfermé loin du monde extérieur. Je sentais mon visage rougir, j’avais chaud et je transpirais trop pour la fraîcheur qui régnait dans la pièce, mes mains étaient moites. Lorsque je me suis réveillé plus tôt ce matin-là, une journée excitante, remplie de satisfaction personnelle et d’aventure m’attendait. En une heure, mes espoirs de bonheur ont été réduits à un tel point que je me sentais maintenant abject, misérable et effrayé. Je ne savais plus quoi faire.

L’équipe de rêve, qui n’était même pas encore formée, était sur le point de s’évaporer et c’était ma faute.

Il devait s’agir d’un événement festif, même si le programme officiel disait le contraire. Mais faisons un retour en arrière pour comprendre pourquoi je me trouvais dans cette situation.

Quelques mois auparavant, on m’avait demandé de soumettre ma candidature au poste de directeur des opérations. En raison de la taille du groupe que j’aurais à gérer, de la diversité des tâches et de l’impact sur les activités de l’entreprise, il s’agissait sans aucun doute d’un échelon supérieur par rapport à mon poste actuel. Je devais être en charge d’une centaine d’employés, de nombreux véhicules, de la supervision des équipes opérationnelles et de la construction et je devais veiller à ce que nos clients consommateurs d’électricité soient satisfaits. C’était beaucoup de choses à faire et, outre le fait que j’avais l’impression de conquérir le monde, je me suis senti honoré d’avoir été invité à le faire, car j’avais beaucoup de respect pour les deux cadres supérieurs qui m’avaient proposé d’aller de l’avant. Soit dit en passant, mon respect pour eux n’a fait que s’accroître au cours des années qui ont suivi et ils sont toujours actifs comme chefs de file de l’industrie; vous vous reconnaissez certainement et sachez que je vous en suis reconnaissant.

Avant même que l’annonce officielle ne soit faite, je me suis penché sur les organigrammes et j’ai réfléchi à la manière dont j’allais mener cette équipe vers de nouveaux sommets. Des images de George Washington traversant le fleuve Delaware et de Bill Gates contemplant son empire numérique ont envahi mon esprit. Je les conduirais vers la terre promise, en leur donnant satisfaction sur tous les fronts. Ce serait magique, le genre de chose qui serait gravé dans les annales de l’histoire.

Et je n’avais même pas encore commencé.

La première journée officielle de mon mandat était prévue pour le début de l’an 2000. Nous avions tous poussé un soupir de soulagement collectif après avoir survécu à l’apocalypse de l’an 2000, regardant l’horloge sonner minuit le soir du Nouvel An, nous réjouissant que les avions ne soient pas tombés du ciel et que la société Internet naissante soit demeurée intacte. Nous avions réuni tous les employés dans une région pour quelques jours de formation avant que la charge de travail annuelle ne débute et la fin de la première journée coïncidait avec l’annonce de ma nomination à la tête de cette équipe par l’entreprise. Rassemblés dans une grande salle de réunion d’un des sièges sociaux des opérations, je me suis avancé à l’avant de la salle et me suis adressé à la foule. Mes remarques consistaient principalement à savoir s’ils pensaient que la journée avait été utile pour eux, mais secrètement, j’attendais les inévitables applaudissements et les accolades qui ne manqueraient pas de fuser de la part du groupe une fois que j’aurais prononcé les quelques mots que j’avais préparés.

Je savais que la nouvelle de mon entrée en fonction avait été publiée sur le tableau d’affichage et envoyée par courriel plus tôt dans l’après-midi, il allait donc de soi que ce n’était pas un secret. Mes commentaires officiels de la journée terminés, j’ai fait une pause, attendant les tapes dans le dos et les « Bravo, Keith! » des quelque 50 personnes qui m’entouraient. Parce que c’est le genre de réaction normale à laquelle une personne s’attend lorsqu’elle décroche un nouveau poste, n’est-ce pas?

Le silence. J’ai attendu, chaque seconde me semblait durer une heure. C’était un sentiment terriblement intimidant, non seulement d’avoir des dizaines de personnes qui vous fixent, mais aussi de sentir leur regard au moment même où vous réalisez que les foules adoratrices ne viendront pas et qu’elles ont été remplacées par une foule en colère. La première goutte de sueur a coulé dans mon dos et je suis resté immobile, ne sachant que dire ou faire. Finalement, une voix venant de l’arrière a retenti : « Alors, j’ai entendu dire que vous êtes notre nouveau patron! »

J’ai fini par repérer le propriétaire de la remarque et lui ai répondu « Oh, oui, vous avez vu l’avis. Oui, je suis le nouveau ». J’ai tenté de paraître décontracté avec une attitude du genre « salut les gars, ravi de vous rencontrer », même si j’avais déjà rencontré la plupart des personnes présentes dans la salle au cours des dernières années. Mon cœur a fait un bond, pensant pendant un moment que les félicitations étaient tout simplement retardées, mais pas totalement annulées. Mais cet optimisme de courte durée a été brusquement anéanti lorsqu’une autre personne s’est écriée : « On peut y aller maintenant? ».

« Oh, oui, bien sûr, nous avons terminé pour aujourd’hui », ai-je balbutié et j’ai réussi à lancer un « à demain » pendant que tout le monde quittait la pièce en courant, discutant entre eux mais pas avec moi. En quelques minutes, la salle était vide. Prenant un moment pour digérer l’idée que mon sermon sur la montagne devrait attendre un autre jour, je me suis retiré dans un bureau voisin, me suis affalé sur une chaise et me suis plongé dans une atmosphère de déception et de chagrin.

Il n’a pas fallu longtemps pour qu’une nouvelle émotion envahisse mon esprit. La peur s’est immiscée dans la pièce, balayant sans effort la déception et la tristesse par la fenêtre. « Qu’est-ce que je fais maintenant? », me suis-je demandé. « Comment vais-je faire pour affronter ces gens demain? Que vais-je dire à ce groupe visiblement hostile et distant que j’étais censé inspirer et motiver? ». J’avais chaud, j’avais le vertige, je n’avais plus d’options. Il faudrait bien que je sorte un jour de la pièce dans laquelle je m’étais réfugié. 

Des dizaines de pensées, de doutes et d’incertitudes ont envahi mon esprit tandis que je m’affaissais sur ma chaise. Il n’y avait pas de solution évidente. Je n’avais pas les compétences nécessaires pour trouver un quelconque soutien, pour mettre à profit la camaraderie. Je n’étais ni monteur de lignes électriques, ni électricien, ni ingénieur, ni mécanicien. Dans mes précédentes fonctions, j’avais été spécialement formé pour y faire face – j’étais désormais un étranger.

Heureusement, et comme c’est souvent le cas avec moi, un autre participant a fait son entrée avec assurance dans ma conversation intérieure. C’était la partie optimiste et pragmatique de moi qui réclamait de l’attention. La voix était claire et concise, même si elle manquait de détails. « Eh bien, Keith, tu ne peux pas rester dans cette pièce pour toujours. Tu ferais mieux de trouver une solution ». Rapidement, je me suis mis à évaluer mes options. Que pouvais-je faire pour gagner leur soutien et au moins en arriver à un point où nous pourrions planifier l’avenir du groupe? J’avais cessé de croire en leur confiance et en leur respect – pour l’instant, je me contenterais qu’ils ne sortent plus de la pièce.

Finalement, une bonne idée a émergé de la brume. Tout le monde a des problèmes, me suis-je dit. Des choses qui les frustrent, des gens avec qui ils ne s’entendent pas, des problèmes familiaux, le manque d’argent et mille autres choses. Je me suis alors demandé si je ne pourrais pas aider mon nouveau groupe de compagnons à résoudre certains des leurs. La première étape consistait à découvrir ce qu’ils n’aimaient pas ou ce qui leur posait problème au travail. Il me faudrait peut-être la sagesse de Yoda, la force d’Hercule et le charisme d’Elvis pour résoudre les problèmes, mais je n’avais pas besoin de compétences particulières pour poser des questions sur ce qu’ils vivaient. J’ai pris une profonde inspiration pour apaiser mon esprit. J’avais un plan. Il était imprécis, comme tout bon plan, mais au moins j’en avais un. J’ai inspiré à nouveau, je me suis levé et j’ai ouvert la porte.

Au cours des semaines suivantes, j’ai passé du temps avec les superviseurs qui faisaient partie de mon équipe, je leur ai demandé comment leur monde fonctionnait et si je pouvais faire quelque chose pour les aider, ce qui s’est avéré être le cas. Rien de majeur au départ; des désagréments plus qu’autre chose. L’un d’eux avait des problèmes avec quelques camions de sa flotte et se demandait s’il ne pouvait pas obtenir quelque chose de mieux adapté pour effectuer leur travail. Un autre avait des soucis avec une politique d’entreprise concernant les rapports mensuels. Des choses banales en somme, mais importantes pour eux. J’ai donc décidé que ma priorité était de les aider à résoudre ces problèmes et, au fil du temps, il s’est produit une chose remarquable. Nous avons appris à nous entraider.

Ne vous méprenez pas. J’ai fait partie de diverses équipes dans le passé. Plusieurs équipes sportives, des équipes de travail, des comités et autres. Mais celle-ci était quelque peu différente. Nous étions un groupe disparate, chacun avec des personnalités, des goûts et des intérêts très différents. Par contre, quand venait le temps de faire notre travail, rien de tout cela ne comptait. Si j’avais une question technique – et j’en avais beaucoup – je me sentais à l’aise de décrocher le téléphone et de demander à mes collègues de mettre à profit leur expérience et de partager leurs connaissances. Lorsqu’ils devaient faire face à un problème en matière de réglementation, de sécurité ou d’entreprise, je les aidais du mieux que je pouvais. Quelque part, l’idée qu’un général d’armée soit le seul ou le meilleur dirigeant est sortie de ma tête et a été abandonnée le long du chemin. Je n’étais pas devenu expert en quoi que ce soit, je savais simplement que ce que nous faisions semblait fonctionner… et j’ai ressenti une autre chose extrêmement importante.

Je savais que je n’étais pas seul. Nous pouvions, et en fait nous devions, compter les uns sur les autres.

Environ deux ans plus tard, Celeste (encore une fois, ce n’est pas son vrai nom), l’une de nos releveuses de compteurs, est entrée dans le bureau. Avec une certaine hésitation, elle m’a regardé avec un air courageux et m’a dit : « Je vais avoir des problèmes, je veux que vous le sachiez et que vous me disiez ce que je devrais faire ». Elle était nerveuse, je l’ai donc invitée à s’asseoir, puis j’ai commencé à l’interroger sur la situation. « Que s’est-il passé? » lui ai-je demandé.

« Aujourd’hui, on m’a envoyée pour couper l’électricité à quelqu’un. Je le fais régulièrement et croyez-moi, j’ai entendu toutes les histoires possibles. C’était une caravane, alors j’ai frappé à la porte et je me suis préparée à donner les mêmes mauvaises nouvelles que j’ai déjà données à maintes reprises. La porte s’est ouverte et il y avait un bambin, qui avait peut-être deux ans, un petit garçon. Il m’a regardée, avec ses vêtements sales, un sourire sur le visage. Il tenait un hot-dog dans une main. Un chien est arrivé et a commencé à lécher la main du garçon, puis a essayé de prendre une bouchée du hot-dog. Tout à coup, une femme s’est précipitée vers la porte, ses vêtements aussi sales que ceux du petit garçon, en criant : « Ne laisse pas le chien voler la saucisse, c’est notre souper! ».

Elle a attrapé le hot-dog juste avant que le chien ne le mange, puis elle s’est levée et m’a regardée, a enlevé ses cheveux de ses yeux, a souri et a dit : « Je peux vous aider? ». Puis elle a vu ma chemise avec le logo de l’entreprise et a compris pourquoi j’étais là. Elle semblait avoir envie de mourir, de disparaître ». Celeste s’est arrêtée de parler pendant un instant, le regard fixé au sol. « Merde, Keith », a-t-elle poursuivi, la voix tremblante. « Ce stupide hot dog était tout ce qu’ils avaient à manger ». Elle avait l’air épuisé, comme si elle allait se mettre à pleurer à tout moment. « Alors j’ai juste dit ‘Ne vous inquiétez pas pour ça, passez une bonne journée’. Et je suis partie. Je ne pouvais pas le faire. J’ai dit au central que je n’avais pas coupé l’électricité et ils étaient assez furieux contre moi. Mais je ne pouvais tout simplement pas ». Après avoir terminé son histoire, elle a laissé échapper un soupir.

Je l’ai regardée, une personne vraiment compatissante qui incarnait à ce moment précis le meilleur de ce que l’être humain peut offrir. « Tu as fait ce qu’il fallait, Céleste », lui ai-je dit. « Tu ne risques rien et merci de me l’avoir dit. Je vais m’en occuper et elle pourra conserver l’électricité, au moins pendant un certain temps ». Elle m’a souri, le regard d’une sincérité totale, puis a simplement dit un « merci » discret et a quitté le bureau.

L’équipe venait de s’agrandir. 

Aujourd’hui, je suis à l’aise avec l’idée que plusieurs personnes ont une expérience et des compétences que je ne posséderai jamais. Le monde est un endroit vaste, diversifié, compliqué et complexe et il y a tellement de choses que je ne comprendrai jamais. La fission nucléaire? Non. L’histoire de l’impressionnisme français? Oubliez cela. Les règles du cricket? Je ne pourrais pas vous en citer une seule. Je sais aussi que nous sommes tous dans le même bateau; il y a beaucoup de choses que vous ne connaissez pas non plus. Mais je comprends ceci : il sera beaucoup mieux pour vous d’apprendre à connaître d’autres personnes et de tirer profit de leurs talents et de leurs connaissances, de leur poser des questions, de vous soucier de ce qu’elles ressentent et de collaborer avec elles pour savoir quoi faire ensuite. Lorsque quelqu’un semble avoir réponse à tout, méfiez-vous. Personne n’a toutes les réponses, surtout pas ceux qui pensent les avoir. Appréciez le fait que les commentaires des autres ont de l’importance, et pas seulement les nôtres.

Une dernière réflexion. Lorsque j’ai vu pour la première fois le célèbre tableau de George Washington traversant le Delaware en 1776, je me suis concentré sur lui. Maintenant, quand je le regarde, je vois toutes les personnes qui rament dans le bateau.

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