Ne pas être son propre kidnappeur

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5_EIN-21-Sones-400.jpgKeith Sones

27 janvier 2020

Je n’ai pas su planifier ma vie. Ou j’étais peut-être brillant, ayant fait preuve d’un génie que d’autres imiteront à l’avenir. Plus réaliste, peut-être, je ne sais pas. Mais je sais une chose avec certitude. À ce moment-là, j’étais très confus.

J’avais hâte de partir à l’université depuis longtemps et pour plusieurs raisons. Le diplôme d’études secondaires a marqué mon entrée dans le monde en tant qu’adulte à part entière. C’était un billet pour sortir de ma petite ville qui semblait de plus en plus contraignante au fil des années. Aller à une université à plusieurs centaines de kilomètres signifiait vivre seul loin de ma famille, ce qui, dans mon esprit, se traduisait par la liberté. Bref, c’était le début du reste de ma vie. J’étais destiné à être un grand biologiste marin, le prochain Jacques Cousteau.

J’avais aussi une autre raison. Dans ma famille, aller à l’université allait de soi. Je n’avais envisagé aucune autre alternative. NE PAS aller dans un établissement postsecondaire réputé ne m’avait même pas traversé l’esprit. Suivre n’importe quelle autre voie était vraiment ridicule, cela aurait été comme battre des bras et s’envoler vers la lune. C’était aussi simple que cela. C’était comme ça que la vie fonctionnait.

Je me suis pourtant retrouvé sur le campus par une journée ensoleillée début septembre, avec un sentiment de tristesse. Déprimé. En ne sachant pas pourquoi. Être bouleversé ou déçu ou déprimé quand vous avez une raison fait partie de la vie. Ressentir la même chose sans savoir pourquoi est une chose tout à fait différente. Je ne peux pas résoudre un problème si je ne sais pas quel est le problème. Et il en fut ainsi pour les deux années suivantes. Je ne pouvais pas me défaire de ce sentiment, comme si je me présentais à un match de football en uniforme de baseball. Pas à ma place. Vu de l’extérieur, j’étais un étudiant normal. Aller en classe, se rendre au campus à vélo, jouer au basketball et faire la fête un peu trop (d’accord, transparence totale, beaucoup trop). Mais je ressentais toujours la même chose que le premier jour, et je ne savais toujours pas pourquoi.

Après deux ans, j’ai fait une pause. J’ai pensé que j’avais juste besoin de repos alors j’ai travaillé, voyagé et j’ai eu la chance de rencontrer ma future épouse au cours de cette année-là. Cela me faisait du bien de m’éloigner des devoirs et des lectures, même si du point de vue professionnel je ne me rapprochais pas de mon diplôme inévitable et de mon avenir scientifique. J’avais maintenant un problème différent. Je me sentais BIEN dans la vie à laquelle je n’avais pas droit, car je n’avais pas encore atteint le stade de la remise des diplômes universitaires, la robe et le mortier bien en place, serrant la main du chancelier pendant qu’il me remettait ce diplôme durement gagné. Donc, sachant que mon chemin vers le bonheur devait se trouver dans quelques années de formation académique, je suis retourné à l’université.

Une discussion au milieu du semestre suivant m’a encore plus troublé et a fait basculer mon monde sur une autre orbite. Lors d’une conversation avec ma mère, elle m’a dit qu’elle et mon père envisageaient le divorce. J’étais stupéfait. Maintenant, je réalise que plusieurs couples décident de se séparer chaque jour, et même si les émotions peuvent être fortes, cela continue de se produire. Mais PAS DANS MA FAMILLE! Nous étions prévisibles, le sel de la terre, à l’église le dimanche, des siècles d’enseignants et de fonctionnaires. Depuis toujours. Il n’en a jamais été autrement. J’ai fait une longue balade à vélo ce jour-là pour mettre un peu d’ordre dans mes idées, mais je n’en suis venu à aucun consensus. Je ne pouvais toujours pas comprendre les choses, comme pourquoi j’étais continuellement triste et confus sans raison apparente.

Dans le cadre de l’un de mes cours, nous avons dû effectuer une évaluation personnelle, ce qu’on appelle le test de Myers Briggs, dont je n’avais jamais entendu parler. L’instructeur a indiqué que le test permettrait d’identifier les types d’emplois pour lesquels nous serions les mieux adaptés, selon nos réponses à une série de questions. « Eh bien, ce sera facile », me suis-je dit très confiant. « Je connais déjà la réponse ». Je me suis consciencieusement acquitté de la paperasse qui a ensuite été envoyée à un mystérieux laboratoire où une équipe d’analystes décortiquerait mes réponses et arriverait à la conclusion que je ferais un grand scientifique. Rien de plus simple, me suis-je dis, mais le moins que je puisse faire est de divertir le professeur.

Quelques semaines plus tard, j’ai reçu une enveloppe par la poste (il n’y avait pas de courriels à cette époque, elle a donc été transportée par un pigeon voyageur ou un poney express) avec un logo officiel. Je l’ai ouverte et j’ai réalisé que le paquet contenait les résultats de mon « test de personnalité », comme j’avais pris l’habitude de l’appeler. En parcourant rapidement les pages, j’ai me suis rendu au bas de la dernière page, à la recherche du terme « scientifique », « biologiste marin » ou « chef de navire de recherche scientifique ». Ne trouvant aucun de ceux-ci, j’ai regardé plus attentivement et j’ai lu en détails la section Évaluation. Une fois que j’ai lu les résultats, j’ai retourné l’enveloppe pour voir à qui elle avait été adressée, car elle était visiblement envoyée à la mauvaise personne.

Quelque part, il doit y avoir un autre étudiant qui a été informé qu’il serait un parfait scientifique. Par accident, on m’avait envoyé une copie de SES résultats, suggérant qu’il poursuive une carrière en tant que directeur de salon funéraire, directeur de centre de loisirs ou vendeur. Je me suis demandé qui dans ma classe avait soumis des réponses qui ont mené à ces conclusions, puis j’ai réalisé que cela pouvait être n’importe qui de n’importe quelle école car l’entreprise qui avait mélangé les enveloppes effectuait ces tests à travers le pays. Mais sérieusement. Jusqu’à quel point était-il difficile d’envoyer une enveloppe à la bonne personne? Je me suis engagé à clarifier les choses afin qu’au moins l’autre étudiant puisse obtenir ses résultats.

La semaine suivante, j’ai contacté le professeur et lui ai parlé de l’erreur. « Étrange », a-t-il dit, « cela ne se produit pas d’habitude », mais il a accepté de contacter l’agence. Quelques semaines plus tard, il m’a appelé pour m’informer que l’entreprise en charge des tests avait vérifié et confirmait qu’elle m’avait envoyé les bons résultats. En raccrochant le téléphone, j’ai marmonné « Idiots. Ils se trompent royalement. ».

J’ai tenté d’y réfléchir pendant la fin de semaine, rien n’avait de sens. Mes parents songeaient au divorce. Une université pensait que je devrais être vendeur. Je faisais ce qu’il fallait et je demeurais triste en permanence. Donc, à la fin de ce semestre et avec la ligne d’arrivée en vue, j’ai quitté l’école.

J’ai ensuite dérivé. Au cours des années suivantes, j’ai fait à nouveau usage de mes compétences en tant que charpentier pour la construction de maisons, j’ai travaillé dans une usine de montage de gros camions, dispensé des services de premiers soins lors de concerts rock et je n’avais absolument aucun objectif. Suite à une série d’événements, y compris ma blessure à l’usine, j’ai décidé de retourner à l’école en santé et sécurité au travail, dont je ne connaissais même pas l’existence d’une description de poste peu de temps auparavant.

Ma femme et moi avions décidé de retourner à l’école et de nous perfectionner, et malgré notre vie dans un appartement délabré infesté de coquerelles pour économiser de l’argent et l’incroyable surcharge de travail, j’étais heureux. Légitimement heureux. Je me sentais comme si j’avais un objectif, que quelque chose m’attendait, et bien que cela soit extrêmement différent de la profession vers laquelle je me dirigeais depuis que j’étais enfant, cela semblait beaucoup plus naturel. Ma vision mélancolique de la vie était disparue.

Mais les vrais changements sont difficiles et même si j’avais changé de cheminement de carrière, je n’avais pas vraiment remanié ma façon de penser. Je me définissais maintenant par une profession différente, mais je m’enfermais toujours dans une définition étroite de qui j’étais. Maintenant j’étais un « gars de la sécurité » au lieu d’un « scientifique », mais cela demeurait une étiquette. J’ai continué à me battre pour saisir les opportunités qui se présentaient. Au cours des 25 années suivantes, j’ai changé d’emploi plusieurs fois, mais jamais suite à ma propre décision. Des patrons et des employeurs potentiels me tapait l’épaule, me demandant si je souhaitais occuper un autre emploi. L’un d’eux m’a demandé si je voulais devenir directeur des opérations et j’ai répondu : « Non, je suis un gars de sécurité ». Puis, avec un peu de coercition, j’ai accepté. Que pensez-vous de la gestion de projet? « Non, je m’occupe des opérations. » Mais j’ai finalement accepté le poste. Je me souviens avoir reçu un appel d’un chasseur de têtes me demandant de travailler pour un entrepreneur et j’ai répondu avec fermeté : « Non, cela ne fonctionnera jamais. Je suis un gars des services publics ». Si elle n’avait pas été aussi convaincante et insistante, j’aurais manqué un grand moment de ma vie.

Il a fallu que j’atteigne 54 ans pour pouvoir me débarrasser des étiquettes personnelles. Ce n’était pas suite à un de ces moments où « Moïse descend de la montagne », ni sur le canapé d’un psychiatre, ni même dans un moment de profonde réflexion introspective. Cela s’est produit dans des circonstances tout à fait banales, lors d’une brève conversation avec un voisin qui ne savait presque rien de mon travail ou même du domaine dans lequel je travaillais. Issu d’une organisation plutôt normative où des ordres sont émis et où les politiques sont suivies, il a simplement demandé : « Qu’est-ce que ton patron veut que tu fasses la semaine prochaine? ». J’ai réalisé que la réponse était très simple, mais loin de ce à quoi il pouvait s’attendre. Avec la clarté d’esprit qui m’avait manqué durant une grande partie de ma vie, j’ai répondu : « réussir, à tout prix ». Aucun ordre émis, aucune procédure précise. On me demandait simplement d’utiliser mon cerveau et mon expérience, faire ce qui doit être fait et définir le succès tel que je le vois. Mon voisin n’a pas vraiment compris la réponse, mais pour une fois, moi oui.

Aucune tristesse, aucun manque de lucidité, plus d’étiquettes. Quelles que soient les cases dans lesquelles j’avais été placé au fil des ans, quelle que soit la classification que je m’étais attribuée, c’était mon affaire. Je me sentais comme un otage, et sans le savoir, cela a provoqué un malaise. Ce jour fatidique dans la cinquantaine, j’ai réalisé que j’avais été le kidnappeur depuis le début.

Nous entendons régulièrement parler de la nécessité de « trouver votre passion » et de « réaliser vos rêves ». Si vous pouvez y arriver, tant mieux. Mais je conteste également l’hypothèse que nous avons tous une seule passion à trouver. Je pense que pour beaucoup et probablement la plupart d’entre nous, faire plusieurs choses différentes peut nous rendre heureux. Mais nous ne le savons bien souvent jamais parce que nous sommes trop occupés à essayer de nous montrer à la hauteur de ce que nous pensons être censés faire et, par conséquent, nous passons à côté de la panoplie d’opportunités qui se trouve juste devant nous.

Si je pouvais changer une seule chose dans ma vie, j’aurais adopté très tôt la devise « Soyez le capitaine de votre propre navire ». Que vous soyez ingénieur, comptable, électricien, recruteur, serveur ou peu importe votre façon de passer vos journées, profitez-en et soyez la meilleure version de vous-même. Quand demain frappera à votre porte, vous pourriez découvrir que vous voulez être un rédacteur de codes ou un tromboniste de jazz ou un entrepreneur ou un auteur. Donnez-vous le droit d’aller dans cette direction et si le vent du changement est contre vous, levez la grande voile et voyez où cela vous mène.

Le test de Myers Briggs m’a démontré que je devais trouver une profession où je pouvais interagir avec plusieurs personnes. Rétrospectivement, j’aurais fait un très mauvais scientifique. J’aime ce que je fais aujourd’hui.

Mes parents n’ont pas divorcé, mais en réalité ils auraient probablement dû le faire. C’étaient deux personnes merveilleuses qui étaient très différentes et qui se sont mariées parce qu’à leur époque et dans le contexte, c’est ce que vous auriez fait. Qui sait où leurs chemins les auraient menés?

Je ne connais pas la suite, ce qui va se passer entre aujourd’hui et mon dernier souffle. Mais je sais que je ferai de mon mieux pour faire ce que la vie m’offre. Je ne me définis plus. Je profite du voyage et je suis prêt à le faire. Aucun regret. Je pense que cela fait de moi une meilleure person

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